L’industrie du jeu vidéo avance à coups de canon et l’automne est sa saison de chasse. Chaque année à pareille époque, cette industrie sonne la charge des brigades lourdes avec une arme qui ne l’est pas moins : le jeu de guerre sous forme de jeu de tir à la première personne, que l’on appelle FPS (First Person Shooter), genre le plus populaire dans le monde parmi les joueurs sur consoles haute définition (PS3 et Xbox 360) et sur PC. Le champion toutes catégories du FPS, c’est la licence Call of Duty, qui se décline une fois par an sous diverses branches. Pour d’évidentes raisons de commodité, le langage populaire a abrégé le nom de la série en Call of et la presse en CoD.
L’an dernier, le jeu CoD Black Ops a réalisé cette performance faramineuse, jamais atteinte par aucun « produit culturel », puisque c’est sous cette appellation que sont classés les jeux vidéo : 650 millions de dollars (470 millions d’euros) de recettes mondiales en un jour, celui de son lancement… Avant lui, c’était CoD Modern Warfare II qui détenait ce record et toute la profession prévoit qu’il en sera de même (c’est-à-dire encore mieux) cette année avec CoD Modern Warfare III, qui débarque le 8 novembre. Pourtant, cette fois, tout le monde ne s’est pas écrasé d’avance sur son passage.
Séduction du transgressif
Dès le 27 octobre, le champ de bataille sera investi par un insolent challenger, Battlefield III, qui mène depuis plusieurs mois une intense campagne de provocations à l’égard du favori. Quand on aura précisé que le champion CoD est la propriété jalouse d’Activision, numéro 1 mondial du secteur, et que Battlefield est le fer de lance de son compatriote américain et néanmoins meilleur ennemi, le numéro 2 Electronic Arts, il sera aisé de comprendre que la guerre de positions que se livrent ces jeux de guerre offre un spectacle presqu’aussi tonitruant que les conflits virtuels qu’ils nous vendent. Ah, que la guerre du marketing n’est pas jolie-jolie ! Les semaines qui viennent vont donc être l’arène d’un affrontement promotionnel sans précédent. Celui-ci a débuté depuis longtemps dans la presse spécialisée et sur Internet. Il commence à apparaître dans la presse mainstream, dans la rue, le métro, à la radio et à la télévision. Battlefield, qui sort le premier, a logiquement ouvert les hostilités. Parmi ses rares avantages compétitifs : une classification 16+ par la norme PEGI (1), qui lui permet de diffuser des spots publicitaires avant 22 h 30, contrairement à CoD, classé 18+ et donc relégué à des horaires tardifs. « La classification PEGI 16+ ne détermine pas ma stratégie, déclare cependant Jérôme Austin, responsable du marketing chez Electronic Arts. En terme d’image, cela rend le jeu moins violent et plus acceptable. Mais cela ne joue qu’à la marge, même s’il est sans doute plus facile, pour un adulte, d’offrir Battlefield comme cadeau à un ado. »
Ce que sous-entend Jérôme Austin, c’est que l’étiquette 18+ a de toute façon un effet plus attractif que répulsif sur le cœur de cible des jeux de ce genre, l’adolescent masculin occidental, qui y prend souvent goût autour de 12 ans… Certains assurent même que plus un jeu de ce type présente des caractères transgressifs affirmés, plus il séduit.
Battelfield 3
Aura de soufre
En 2009, pour la sortie de Modern Warfare II, Activision avait essuyé une petite bronca médiatique à cause d’un épisode de l’aventure où le joueur, qui devait infiltrer un groupe terroriste, se retrouvait en situation de tuer des civils dans un aéroport. Nul ne saurait dire si la réputation de bad boyque le jeu a acquis dans cette affaire lui a nui ou profité. Les plus suspicieux ont même cru voir dans cette polémique une forme sophistiquée de marketing viral. Dans tous les cas, en matière de jeux vidéo comme ailleurs, il est rare de voir des adolescents plébisciter des produits légitimés au préalable par leurs parents. En général, c’est plutôt l’inverse : moins ces derniers les apprécient, plus ils augmentent leur aura de soufre aux yeux des premiers.
S’il est impossible de prendre aujourd’hui parti dans cette guerre des Trois qui oppose Battlefield III et Modern Warfare III, c’est que nul n’a pu y jouer. La tactique du secret défense que partagent les deux grands studios les a conduits à une rétention maximum de ce côté-là. Des extraits, des trailers, des démos jouables, des hands-on, oui. Mais le jeu en version complète, non. Les galettes définitives n’étant envoyées à la presse qu’au maximum huit jours avant leurs sorties respectives, ce n’est qu’au moment où cet article sera publié qu’il sera possible de tester Battlefield in extenso.
En revanche, chacun des belligérants aligne ses silos de munitions dans le paysage. Et là encore, leurs mouvements se ressemblent : en marche vers le online. Chez Activision, on a pris l’habitude de voir les choses en grand puisque la compagnie est aussi la maison mère du studio Blizzard, qui produit et pilote le plus grand jeu multijoueurs online du monde, World of Warcraft (mais aussi les licences Diablo, StarCraft, etc.) et dont l’expertise sur les pratiques en ligne est indiscutée. Pour alimenter annuellement la licence CoD, pas moins de quatre studios de développement appartenant à la maison sont sollicités par roulement et ce sont chaque année près de 600 professionnels qui travaillent au développement des jeux.
Call of Duty : Modern Warfare 3
Dispositif antipirates
Mais pour accompagner la sortie de Modern Warfare III, Activision a créé un service entièrement nouveau baptisé Elite, serveur en ligne dédié et accessible à tous les joueurs, dont le développement a été confié à un cinquième studio maison, Beachhead (soit « Tête de pont » !) dont ce fut la seule tâche. « C’est un investissement de plusieurs dizaines de millions d’euros », lâche Michael Sportouch, directeur général pour l’Europe de la marque Call of Duty. S’il concède que les procédures d’identification online fournissent un efficace dispositif antipirates, il insiste sur une autre finalité : « Elite est une brique supplémentaire dans la licence. Il permettra notamment de jouer en réseau quel que soit son niveau, en étant dispatché selon son rang », ce qui évitera aux bleus de se faire massacrer en quelques secondes.
« Le service de base est gratuit, poursuit Sportouch, mais un abonnement de 50 euros par an donne accès à des contenus "premium", avec des packs de nouvelles cartes, des compétitions, des prix. C’est beaucoup plus intéressant pour les joueurs que d’acheter des contenus à 15 euros l’unité chaque trimestre. » Le online et le multijoueurs sont une tendance lourde de l’industrie du jeu vidéo, qui a considérablement investi dans les secteurs dits « dématérialisés », ces dernières saisons. Même si, selon Michael Sportouch (et de l’avis général), « le gros du business continue à se faire par la vente d’exemplaires physiques au détail », le online constitue le meilleur moyen de concentrer l’attention du joueur sur le long terme et la proportion des joueurs de l’aventure solo qui passent ensuite aux modes en ligne est considérable. S’il refuse de la chiffrer avec précision, Sportouch laisse évaluer cette proportion autour de 70% pour la France.
En 2009, Modern Warfare II s’était écoulé à plus de vingt millions d’exemplaires autour du globe. Sur l’année 2010, plus de trente millions de jeux estampillés CoD ont été vendus. « Pour 2011, on espère encore mieux, naturellement. C’est une courbe qui grimpe depuis plusieurs années : plus le succès était grand, plus les moyens de production ont augmenté, et plus ceux du marketing sont suivis. » Et comment Michael Sportouch juge-t-il les roulements de mécanique du concurrent Electronic Arts, qui défie ouvertement CoD avec Battlefield ? « No comment, on comptera les petits à la fin de l’année. »
Battelfield 3
Déclinaisons bâclées
Si l’on peut accorder à Battlefield III la médaille d’une certaine audace en venant ainsi se mesurer au colosse, il faut aussi reconnaître qu’il a peu de chances de le détrôner. Au fond, si la stratégie d’Electronic Arts consiste à créer du buzz autour d’enchères que la compagnie fait elle-même monter, ce n’est pas tant dans l’espoir de battre CoD sur le terrain des ventes que dans celui d’installer la marque Battlefield dans la psyché du joueur mainstream. « De ce point de vue, nos campagnes sont très différentes, explique Jérôme Austin. Nous, notre travail de fond est de développer la notoriété de la licence, c’est ce à quoi nous nous sommes attelés depuis dix mois. »
Mais surtout, la stratégie d’Electronic Arts varie sur ce point : « Notre objectif profond consiste davantage à gagner des parts de marché sur le segment des jeux FPS en général plutôt que de le dominer avec un seul titre. » C’est en effet un atout de la maison EA : son éventail de titres FPS, comme Crysis ou Medal of Honor. À propos de cette dernière licence, très populaire il y a une dizaine d’années, l’enseigne Electronic Arts peut aussi se prévaloir d’une instructive expérience. Medal of Honor était en effet le leader du marché des jeux de guerre, mais à force de déclinaisons hâtives et parfois bâclées, la série a prêté le flanc à la concurrence de CoD, qui l’a depuis cannibalisée. « Mauvaise expérience, trop de titres sortis trop vite », commente Austin.
Mais Electronic Arts peut aussi se flatter de l’expérience inverse dans un tout autre domaine. La simulation de football Fifa que développe chaque année EA Sports n’est devenue l’incontestable numéro 1 du secteur qu’après avoir été le challenger acharné de l’autre licence vedette du jeu de foot, PES, produite par le studio japonais Konami. « La compétition entre nous et Activision intéresse le marché, les médias, et elle fait du buzz. Mais je crois qu’au fond elle est favorable à tous, et particulièrement au genre : le FPS est bien établi en Occident mais le segment en France est exponentiel depuis deux ans. »
Outre les deux têtes de gondole de l’automne, la pluie de FPS s’abat en effet assidûment toute l’année sur les gamers, noyés sous les homologues Homefront, Bodycount, Resistance, Rage etc. Aujourd’hui, de la Russie aux États-Unis, de l’Allemagne au Brésil, la part mondiale du FPS est estimée autour de 50% de l’activité des joueurs sur consoles HD. Bien loin de ces préoccupations, mais en même temps très proche, le critique d’art et écrivain Jean-Yves Jouannais — auteur d’une colossale et protéiforme Encyclopédie des guerres (« Je me suis engagé là-dedans pour vingt-cinq ans ! » nous glisse-t-il) — fut autrefois lui-même un fieffé joueur de guerre. Le FPS, cependant, n’est pas son genre. De culture classique, il préfère le wargame, c’est-à-dire le jeu stratégique, où l’on gère les batailles à l’aide de nombreux paramètres : « J’adore le point de vue surplombant et divin, qui vous place au-dessus du panorama et vous met dans la peau de Napoléon ou d’Alexandre. J’ai toujours rêvé de jeux qui reconstitueraient précisément les conditions d’une bataille, avec le réalisme de l’uniforme et du bruit du coup de canon. »
Call of Duty : Modern Warfare 3
« Dans la peau de Napoléon »
Peu sensible au jeu de tir « moderne » qui le met mal à l’aise, Jouannais y voit cependant le prolongement d’un goût ancien et permanent. « Je garde toujours en mémoire un film de famille, où l’on voit le jeune Churchill se faire expliquer par son père une bataille historique avec des petits soldats. » Plus proche de son intérêt et de ses recherches : le paradoxe des serious games, qui peuvent à la fois servir d’entraînement aux jeunes recrues de l’armée américaine pour les préparer aux conflits réels, mais dont certains sont aussi conçus comme des programmes visant à « détraumatiser » les vétérans qui en reviennent trop amochés… « Moi, c’est le temps de la guerre qui m’intéresse, plutôt que l’engagement proprement dit », précise Jouannais.
Pendant ce temps, la vraie guerre change elle-même de nature, comme le montre l’intense débat en cours aux Etats-Unis sur l’usage devenu intensif de drones et sur le risque de « désensibilisation démocratique » que représentent leur anonymat et leur banalisation. Les conflits réalistes et contemporains, mais néanmoins imaginaires, scénarisés par Battlefield et Modern Warfare viennent-ils remplacer dans la virtualité un engagement humain qui s’estomperait dans la réalité ?
(1) Pan European Game Information. Agréée par la Commission européenne, cette classification ne vaut pas interdiction aux mineurs. Elle n’indique pas non plus la difficulté d’un jeu mais l’âge auquel « il convient » ou « ne convient pas » d’y jouer, selon des critères liés à la violence, à la grossièreté, à la sexualité…
Paru dans Libération du 22 octobre 2011